Qu'est-ce que le carbone de sang ? Les explications de Simon Counsell
QUESTIONS FRÉQUENTES
Qu’est-ce qu’un projet de compensation carbone et comment cela fonctionne-t-il ?
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Un projet de compensation carbone est censé contribuer à résoudre le problème du changement climatique mondial. Ce dernier est provoqué par l’augmentation dans l’atmosphère de certains gaz à base de carbone, tels que le dioxyde de carbone. Certains sont émis de manière naturelle, mais leur concentration augmente du fait de la combustion de matières telles que le pétrole, le bois ou le charbon. Toutes émettent un gaz appelé dioxyde de carbone qui est ensuite relâché dans l’atmosphère, dans laquelle il retient la chaleur, augmentant la température terrestre.
Ce phénomène engendre des modifications climatiques dans le monde entier. C’est le cas dans le nord du Kenya, par exemple, où les sécheresses sont de plus en plus fréquentes et sévères. Dans d’autres parties du monde, des tempêtes et des inondations sont également plus fréquentes et causent de graves dommages. Depuis près de trente ans, des gouvernements des cinq continents se sont engagés à tenter de résoudre ce problème, qui s’aggravera considérablement dans le futur si rien n’est fait, en réduisant la quantité de carbone émise dans l’atmosphère (principalement due à la combustion de combustibles fossiles). Néanmoins, d'autres idées ont été proposées, car cet engagement représente à la fois un grand défi et une véritable menace pour certaines entreprises, telles que les compagnies pétrolières, aériennes et autres, en grande partie responsables de cette pollution. En effet, réduire leurs émissions de gaz à base de carbone pourrait leur revenir très cher...
C’est pourquoi, au lieu de diminuer réellement leurs émissions, l’idée a émergé qu’elles puissent payer quelqu’un d’autre, quelque part, qui réduira ses propres émissions de carbone ou capturera de manière active ce carbone, évitant ainsi qu’il ne reste dans l’atmosphère. Pendant ce temps, les compagnies pétrolières, aériennes et consorts peuvent continuer à polluer. Voilà ce qu’est un mécanisme de compensation : une entreprise polluante peut payer quelqu’un d’autre qui, soi-disant, réduira ses émissions de gaz à effet de serre ou capturera les gaz présents dans l’atmosphère, à hauteur soi-disant de la pollution émise par ces grandes entreprises.
Qu’est-ce que le projet de compensation carbone du NRT ?
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Depuis 2013, le NRT mène l’un de ces projets supposés de “compensation” carbone, avec l’idée de modifier les pratiques de pâturage des bovins, chameaux, chèvres et autres animaux présents dans le nord du Kenya, afin de laisser pousser l’herbe et autres végétaux dans les terres situées dans treize des “conservatoires communautaires”. Ces terres couvrent une surface de plus de 2 millions d’hectares, dans lesquels le NRT prétend que le pastoralisme traditionnel a entraîné un surpâturage dans le passé. L’idée du NRT est la suivante : modifier les pratiques de pâturage et créer ce qu’il appelle un système de “rotation planifiée des pâturages”, dans lequel le NRT prendrait le contrôle sur les animaux détenus par les familles locales et les ferait paître selon un schéma minutieusement conçu, d’après l’organisation. Celle-ci prétend que cela permettrait de générer davantage de végétation et donc de réduire la quantité de carbone dans l’atmosphère, celui-ci étant supposément stocké dans le sol de ces conservatoires de manière permanente. Il s’agit d’un projet de grande envergure, qui a généré 4 millions de crédits carbone, avec l’argument qu’environ 4 millions de tonnes de carbone auraient été capturées grâce à ce processus. Le NRT vend ces “crédits carbone” à de grandes entreprises telles que Netflix ou Meta afin qu’elles puissent affirmer être “neutres en carbone”.
En quoi ce projet affectera-t-il les communautés pastorales ?
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Ce projet est né d’une idée propagée par le NRT, qui affirme que les pratiques traditionnelles de pâturage auraient dégradé les sols, que les communautés pratiqueraient le surpâturage et que cela aurait réduit la quantité de carbone stockée dans les conservatoires, dans les sols, dans l’herbe, etc. Pour mettre en place ce que le NRT appelle son nouveau système de rotation planifiée des pâturages, l’organisation doit prendre le contrôle des animaux de toutes les personnes qui en possèdent. Le bétail sera alors géré par des “gestionnaires de pâturage” employés par le NRT, qui seront chargés de déplacer les animaux avec soin d’un lieu à l’autre, en changeant selon les semaines et les mois. D’après le NRT, cela aidera la végétation à se régénérer et à stocker davantage de carbone dans les sols. Mais cela signifie que la gestion traditionnelle des pâturages par les familles locales ne pourrait plus être appliquée. Cela provoquerait donc un changement considérable dans les pratiques d’élevage des peuples du nord du Kenya situés à l’intérieur des conservatoires du NRT, qui ne seraient alors plus en mesure de gérer leur propre bétail. L’une des plus grandes préoccupations réside dans le fait que, dans le cadre de ce projet de compensation carbone du NRT, tous les animaux sont supposés rester à l’intérieur des conservatoires et sont interdits dans les autres zones. À l’heure actuelle, cette règle n’est guère appliquée, mais elle pourrait l'être à un moment ou un autre, ce qui aurait de sérieuses conséquences. En effet, le bétail ne pourrait alors plus être déplacé dans certains endroits ayant conservé de la végétation pendant les périodes de sécheresse, par exemple au sud du mont Kenya, car le NRT ne veut plus que cela se produise. Le fait d’empêcher les mouvements et transhumances des troupeaux traditionnels pourrait s’avérer extrêmement dangereux.
Ce projet aura-t-il un réel impact sur le changement climatique ?
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Nous avons mené notre enquête pour comprendre le fonctionnement de ce projet et avons découvert que le NRT ne semble pas faire réellement tout ce dont il se réclame en matière de “rotation planifiée des pâturages”. Soit on constate peu de différence avec ce qui était fait avant, soit il n’y en a aucune. Et il n’existe aucune preuve concrète que le projet tienne ses promesses en matière d’augmentation de la croissance de la végétation ou du stockage de carbone dans le sol. Les crédits carbone générés par ce projet semblent inutiles pour apporter une quelconque réponse au changement climatique. En résumé, il semble que le projet ne fasse rien contre le changement climatique, mais permette aux entreprises qui achètent ces crédits carbone de prétendre être “neutres en carbone” et de ne rien faire pour réduire leurs propres émissions. En un sens, il est possible de dire que ce projet contribue à accentuer le changement climatique, ce qui constitue un sérieux problème, notamment lorsque l'on regarde les impacts du changement climatique par exemple au nord du Kenya, où les sécheresses sévères et le manque de pluie empirent et s’intensifient avec les années.
Dans quelle mesure les communautés bénéficieront-elles de ce projet, si tel est le cas ?
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De manière générale, les projets de crédit carbone peuvent générer énormément d’argent. En effet, dans les vingt ou trente prochaines années, ils pourront vendre des dizaines de millions de crédits carbone, chacun pouvant être vendu 7, 10 ou même 20 dollars, ou quelque chose d’approchant. Nous parlons donc, potentiellement, de centaines de millions de dollars générés par ce projet. Dans la région, il est probable que 40 millions de dollars de crédits aient déjà été vendus par le NRT. Cela pourrait générer des bénéfices pour les communautés et les conservatoires qui sont à la base de la production de ces crédits carbone, dans la mesure où chaque conservatoire produit une partie du montant total vendu par le projet. Malheureusement, ce projet a été conçu de telle manière que la plupart des bénéfices issus des crédits carbone sont destinés en premier lieu à une entreprise de marketing basée aux États-Unis. Celle-ci récupère 20 ou 30 % des bénéfices issus de la vente de ces crédits. Le NRT lui-même empoche environ 20 %, avec de légères variations selon la somme que touche la première entité. Le reste est ensuite divisé, en théorie, entre les 13 conservatoires participant au projet. Mais sur cette proportion, soit à peu près la moitié de la somme totale, la plus grande partie de ce qui est dépensé est déterminée, là encore, par le NRT. Les conservatoires doivent envoyer une demande au NRT pour récupérer un peu d’argent issu du projet, donc de la vente des crédits carbone qu’ils ont eux-mêmes générés. Seul un très petit pourcentage (1 ou 1,5 %) des bénéfices totaux de ces crédits sont directement reversés et répartis automatiquement entre les 13 conservatoires.
Est-ce que ce type de projet existe dans d’autres pays ?
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Le projet appelé “Northern Kenya Grassland Carbon Project”, dirigé par le NRT, est l’un des centaines et centaines de projets qui voient le jour dans le monde. J’ai analysé un certain nombre d’entre eux dans le passé et constaté que des problèmes similaires se posent avec beaucoup. Des peuples perdent leurs terres et leurs moyens de subsistance, et une partie des bénéfices qui leur sont dus leur est volée. Par ailleurs, dans de nombreux cas, le projet n’a absolument aucun impact positif pour le climat. Les crédits carbone qui sont vendus dans leur dos, comme cela semble être le cas avec ceux du NRT, sont pour ainsi dire sans valeur. Il est extrêmement préoccupant de constater que ce type de projet se multiplie très rapidement dans de nombreux pays, notamment au Kenya, où des initiatives similaires à celles du NRT sont en train d’être élaborées.
Pourquoi parlez-vous de “carbone de sang” ? Qu’est-ce que cela signifie ?
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L’expression “carbone de sang” se réfère au fait que, potentiellement, la seule manière dont ce type de projet pourra être mis en œuvre à l’avenir sera par le biais d’un contrôle armé. Les gardes du NRT ont déjà été impliqués dans de graves violations de droits humains, et celles-ci pourraient s’aggraver du fait que le NRT doit alors intervenir davantage dans la manière dont le pâturage est géré. Ils empêchent déjà des personnes d’entrer et confisquent les animaux lorsqu’ils se déplacent en dehors des conservatoires. Or, ce genre de problème risque de s’aggraver énormément, et nous savons que le nombre de conflits liés à ces pratiques ne fait qu’augmenter, tout comme le nombre d’armes utilisées dans la zone, notamment celles des gardes du NRT. Voilà pourquoi ce projet peut potentiellement provoquer davantage de conflits dans la zone des conservatoires, ce qui est extrêmement préoccupant.
Qu’est-ce que le NRT et quel est le problème avec les conservatoires ? Cela a pourtant l’air d’être une bonne idée.
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Le NRT est basé sur la transformation d’anciens ranchs détenus par des familles de colons britanniques en une sorte de mélange entre ranchs et réserves de faune sauvage. Ces projets se sont développés et sont devenus par exemple des “lodges écotouristiques” de luxe, pour lesquelles des visiteurs paient des sommes considérables pour venir voir des animaux sauvages. À partir de là, les conservatoires se sont progressivement généralisés au cours des deux dernières décennies, jusqu’à représenter près de 10 % de la superficie du Kenya, ce qui signifie une très, très grande zone. Treize de ces “conservatoires communautaires” sont concernés par le projet de compensation carbone du NRT. Or, comme nous l'ont dit de nombreuses personnes sur place, le problème est que même s’ils apportent des bénéfices (réduits) aux communautés (par exemple des puits ont été creusés, des bourses ont permis à des jeunes d’aller à l’école, des postes de santé ont été construits), il y a aussi eu de nombreuses plaintes au sujet de graves violations des droits humains, ainsi que sur la manière dont les communautés sont véritablement impliquées dans la gestion de ces projets. Nous avons entendu un grand nombre d’accusations tout à fait crédibles indiquant que le NRT est très impliqué dans la manipulation et la gestion de la gouvernance de ces conservatoires au sein de conseils d’administration prétendument élus. Ces manœuvres permettent au NRT de s'assurer que les conservatoires servent ses propres objectifs, qui concernent principalement la conservation de la faune sauvage, et pas nécessairement les véritables besoins des communautés qui vivent dans la zone. La situation est donc très préoccupante.
Si les crédits carbone ne sont pas la solution, quelle pourrait être l’alternative ?
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D’après ce qu’expliquent les membres du Conseil des anciens dans la région affectée par le projet, celui-ci menace en réalité ce qu’ils perçoivent comme étant la chose la plus importante, à savoir l’inscription de terres communautaires en vertu du Community Land Act. Une affaire est actuellement en cours devant les tribunaux à ce sujet. La résolution de ce problème et la garantie pour les communautés d’un véritable droit territorial sont essentielles pour l’avenir de cette région. Si les communautés disposent d’un droit et d’un contrôle absolus sur leurs terres, alors peut-être pourront-elles envisager la possibilité de s’impliquer dans un projet de compensation carbone. À l’heure actuelle, dans la mesure où elles n’ont aucun droit territorial sur leurs terres, c’est principalement le NRT qui définit les termes de ce projet, qui sont clairement au désavantage des communautés locales. Nous pouvons également nous demander quels bénéfices les communautés tireront réellement du projet. Il convient de demander aux conseils d’administration des conservatoires, qui ont signé les accords avec le NRT pour la vente des crédits carbone issus de chaque conservatoire, les sommes exactes perçues grâce à ces transactions. Ce fonctionnement est-il équitable ? Quelle somme le NRT touche-t-il au total pour ce projet ? C’est difficile à dire, car le NRT ne publie jamais ses comptes. Nous ne savons donc pas exactement combien ces crédits carbone sont vendus, combien touche le NRT et combien revient aux conservatoires. Autant de questions que les communautés peuvent légitimement poser.
Pour toute autre question, n’hésitez pas à nous contacter à l’adresse [email protected].
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